Le temps se fait court...

Publié le 28 Janvier 2024

Le temps se fait court...

Et si au lieu d'une réflexion sur une antique vision du mariage et de l'esclavage, Paul nous faisait réfléchir sur l'accélération et l'indisponibilité ?

Prédication sur I Corinthiens 7, 22 à 35

« Le temps se fait court » d’autres traductions disent « la figure de ce monde passe » ou « ce monde, tel qu’il est, ne durera plus longtemps ».

Nous pouvons l’entendre tel que Paul le pensait sans doute en écrivant aux corinthiens : la fin des temps, l’avènement du Royaume de Dieu est pour bientôt.

Nous pouvons l’entendre tout particulièrement aujourd’hui avec les grondements de la société, face aux risques d’embrasement de conflits tels que nous ne les avions plus connus depuis la Guerre Froide ou dans la catastrophe écologique qui commence…

Nous pouvons aussi l’entendre dans ce constat que le temps file, que le monde change de plus en plus vite. Je voudrais vous poser une question : « qui trouve que nous avons de moins en moins de temps, pour faire ce que nous avons à faire, pour vivre ce que nous voudrions vivre ? »

C’est étrange non ? La technologie nous permet de nous déplacer de plus en plus vite et même de ne plus nous déplacer du tout et de voir le monde se déplacer jusqu’à chez nous de manière quasi instantanée : la télévision nous donne accès à de l’information au bout du monde, l’Internet nous permet d’interagir avec ce monde sur nos ordinateurs et même maintenant avec les smartphones, ce monde est là, disponible dans notre poche. Je peux, tout en assistant à une réunion, envoyer un mail pour le travail, jouer à un jeu de société avec mon fils, partager une photo avec mon épouse, envoyer une blague à un ami, recevoir une information sur la situation au Moyen-Orient et regarder la météo pour demain. Et maintenant, cette réunion, je peux même y assister sans me déplacer ! Quelles incroyables possibilités ! Quel immense gain de temps. Et pourtant, ici je rejoins le philosophe et sociologue allemand Hartmut Rosa, c’est précisément la cause de ce manque de temps, de cette accélération qui pèse de plus en plus sur nous.

        En effet, puisque le monde nous est disponible, nous devons lui être disponibles : les exigences, les sollicitations professionnelles et sociales se multiplient. Mais aussi, nous voulons lui être disponibles : je veux parler avec mon épouse, mon époux, jouer avec mon fils ou ma fille, discuter avec mes amis, puisque ce site magnifique n’est qu’à une heure d’avion, je veux y aller. Nos possibilités sont multipliées de manière exponentielles et nous voulons tout faire, tout avoir…

        Bien sûr, Paul ne vit pas dans une société où le monde est entièrement disponible : il mettait plusieurs jours à faire des voyages qui ne nous prendraient que quelques heures et si les informations circulaient entre les villes de l’Empire romain et que les communautés chrétiennes avaient des nouvelles les unes des autres, ce n’était pas à la même vitesse qu’aujourd’hui.

        Et pourtant, sa recommandation me paraît très pertinente « désormais, que ceux qui ont une femme soient comme s'ils n'en avaient pas, ceux qui pleurent comme s'ils ne pleuraient pas, ceux qui se réjouissent comme s'ils ne se réjouissaient pas, ceux qui achètent comme s'ils ne possédaient pas, et ceux qui usent du monde comme s'ils n'en usaient pas réellement » Paul ne dit pas renoncez à vos liens familiaux, à vos sentiments, au monde du travail et des affaires mais « soyez comme » et j’y entends vraiment un appel à accepter, à intégrer l’indisponibilité : ma famille, mes amis, mes relations ne sont pas toujours là pour moi, je ne peux pas être joyeux ou triste sur commande, et je n’ai même pas le contrôle ni sur mon travail ni sur mes biens. « Soyez comme », assumez, intégrez que vous n’avez pas le contrôle sur vos relations, sur vos émotions et vos sentiments ni même sur vos biens. Intégrez, assumez, la part d’indisponibilité. Aussi bien la nôtre que celle de ce qui nous entoure.

 

Et devant l’immense possibilité de tout ce que nous pouvons faire, nous sommes d’autant plus partagés, fractionnés. Paul l’exprime bien, « Celui qui n'est pas marié s'inquiète des choses du Seigneur, il se demande comment plaire au Seigneur. Celui qui est marié s'inquiète des choses du monde, il se demande comment plaire à sa femme et il est partagé ». Je vous invite à dépasser l’exemple conjugal (j’y reviendrai brièvement) pour vous attacher au constat final : « il est partagé ». Parce que nous sommes des êtres limités, nous sommes des êtres partagés, fractionnés même.

Et nous n’aimons pas cela. Une phrase que j’entends assez régulièrement ces temps : « je ne pourrais pas venir assister à cette conférence, à cette table ronde, il y aura un enregistrement ? ». La technologie nous ouvre à une possibilité d’ubiquité que nous n’avions pas. Mais le résultat, c’est que là où il aurait fallu faire un choix, entre une visioconférence de 2 heures, un concert de deux heures et une soirée festive, je peux aller à la soirée festive et ensuite prendre 4 heures pour regarder les enregistrements du concert et de la conférence.

Autre exemple de ce problème des possibilités offertes par la technologie : je me rappelle (et je vous parle d’un temps que les moins de 50 ans ne peuvent pas connaître) que quand le magnétoscope est arrivé dans notre famille, mon père s’est mis à enregistrer tous les films qu’il ne pouvait pas regarder parce qu’il était au travail ou en réunion. Et puis il s’est rendu compte qu’il pouvait aussi enregistrer un film pendant qu’il regardait une autre chaîne. Et au bout d’un moment, il s’est rendu compte qu’il n’aurait jamais le temps de regarder tous les films qu’il avait enregistré parce qu’il n’avait pas le temps de les voir à leur diffusion…

Le problème, ce n’est pas que nous avons de moins en moins de temps, c’est que nous devons et voulons mettre de plus en plus de chose dans un temps qui n’augmente pas tant que ça. Et nous voyons d’autant plus notre fragmentation…

 

Après avoir souligné la modernité de Paul et avant de revenir sur une solution, ou une espérance que j’entends dans ses propos, je voudrais marquer deux désaccords avec l’apôtre.

Tout d’abord je voudrais souligner que son exemple conjugal est particulièrement mal choisi parce que c’est un exemple qui repose sur la relation aux autres. Or tant que l’autre ne devient pas une idole, un faux dieu, le service de l’autre n’est jamais une distraction dans le service de Dieu puisque c’est d’abord dans le service de l’autre que se vit le service de Dieu. « Si en allant présenter ton offrande à l’autel tu te rappelles que ton frère a quelque chose contre toi, laisse-là ton offrande et va d’abord te réconcilier avec ton frère », dit Jésus. Je ne nie pas qu’un ministère dans l’Eglise soit parfois compliqué à concilier avec une vie conjugale ou familiale. Mais ce n’est pas une complexité spirituelle, ce n’est pas une complexité dans la relation à Dieu, c’est une complexité d’ordre professionnel ou d’ordre relationnel comme pour chaque activité professionnelle ou non. Être au service de son épouse ou de son mari, chercher son bonheur n’est certainement pas une distraction dans le service de Dieu, pas plus que chercher le bonheur de ses parents, de ses enfants, de ses amis, de ses collègues ou simplement de son prochain…

 

Et puis, je suis en désaccord avec Paul - et d’autres coaches de vie - quand il semble dire que la solution à notre fractionnement, c’est de nous focaliser sur une chose en essayant de mettre de côté tout le reste. Je pense que nous sommes des êtres limités avec des engagements, des liens multiples et que cela nous oblige à faire des choix. Mais ce qui provoque réellement de l’inquiétude, de l’angoisse et de la souffrance,  c’est notre incapacité à accepter cet état de fait. Notez bien, je crois que cette incapacité à assumer nos limites fait pleinement partie de ce que nous sommes. Autrement dit, il est dans notre nature humaine d’avoir du mal à accepter notre nature humaine.

 

Et c’est là que me parle : « l'esclave qui a été appelé, dans le Seigneur, est un affranchi du Seigneur ; de même, l'homme libre qui a été appelé est un esclave du Christ ». Bien plus qu’une question autour de l’esclavage dans l’antiquité, j’entends une bonne nouvelle pour moi.

Quand je suis esclave de toutes mes obligations, de tous mes désirs d’être partout à la fois, de répondre à toutes les sollicitations, et que j’entends l’appel du Seigneur, j’entends que ma valeur, ma dignité d’être humain n’est pas dans ma capacité à tout faire mais que ce qui me donne ma valeur c’est que je suis aimé, précieux aux yeux de Dieu.

Quand, ivre de cette omniprésence rendue possible par la technologie, je me crois libre, maître de ma vie, seigneur de mon temps, et que j’entends l’appel du Seigneur, je suis placé devant ma responsabilité avec cette question « Qu’as-tu fait de ton frère, de ta sœur ? »

 

Frères et sœurs, qu’il résonne dans nos vies, cet appel qui nous libère, cet appel qui nous met au service.

Amen

Rédigé par Eric George

Publié dans #Bible, #1 Corinthiens 7, 22-35, #accélération, #disponibilité, #Hartmut Rosa

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