Des oreilles à déboucher, des langues à fluidifier...
Publié le 8 Juillet 2024
Prédication sur Marc 7, 31 à 37
J’espère qu’Elias a bien noté le coup des doigts à enfoncer dans les oreilles d’un autre et de la salive à répandre sur sa langue… Mais, ce matin, c’est un autre geste que je voudrais que nous interrogions, c’est le geste de Marion et Manu, le geste de demander le baptême d’un enfant, d’amener, de fait, un enfant à Jésus.
Parce que c’est un geste qui ne coule pas de source, c’est même un geste qui aujourd’hui pourrait paraître au moins aussi critiquable que celui d’enfoncer ses doigts dans les oreilles de quelqu’un d’autre…
Je vais lever tout de suite une inquiétude : la Bible nous le permet et même nous y encourage… Oui, à travers les évangiles, nous voyons des foules venir vers Jésus et nous voyons aussi des gens qu’on lui amène, ou auprès desquels on fait venir Jésus. Et parfois, ce sont les mêmes ! Des gens qu’on a amenés à Jésus se mettent à le suivre, à aller à lui !
Alors, la différence est dans la finalité : on n’amène pas les gens à Jésus, on ne demande pas le baptême des enfants pour grossir le club, pardon pour faire grandir l’Eglise. Celles et ceux qui font croître l’Eglise, ce sont celles et ceux qui viennent à lui.
Mais, à côté de ces foules qui viennent à Jésus, on voit dans les évangiles, qu’on amène des gens à Jésus pour qu’ils puissent enfin voir, marcher, et dans le texte entendu ce matin entendre et parler… Bref, on n’amène pas des gens à Jésus pour Jésus, ni pour nous, pour l’Eglise, on amène des gens à Jésus pour eux.
Elias n’est ni sourd ni muet, et je pense que Manu et Marion sont au courant que son baptême ne le prédisposera pas à écouter mieux ses parents… Mais en demandant son baptême, je crois qu’ils ont eu envie de faire entendre à Elias une parole d’amour, de vie, d’espérance, et de lui faire entendre cette parole
Par delà le concert
Des sanglots et des pleurs
Et des cris de colère
Des hommes qui ont peur,
comme le chantait Jacques Brel
Et peut-être ont-ils eu aussi envie de la réentendre eux-mêmes et que nous l’entendions avec lui et avec eux… Cette Bonne Nouvelle que nous recevons en Jésus Christ, bien sûr que nous avons envie de la partager avec celles et ceux que nous aimons, en commençant par nos enfants…
C’est pourquoi, avant de voir ce qui se passe dans la rencontre avec Jésus, je vous propose de nous arrêter un peu sur ce que Marc nous dit sur ce geste d'amener quelqu'un à Jésus.
Il sortit du territoire de Tyr et revint par Sidon vers la mer de Galilée, en traversant le territoire de la Décapole.
Où cette guérison se passe-t-elle ? A Sidon ? Dans le territoire de la Décapole ? au bord de la mer de Galilée, en Galilée ou sur le territoire de la Décapole ? Non seulement le texte est assez flou sur la question mais, en plus, le trajet est aberrant. Vous avez Israël bordé à l’Ouest par la mer Méditerranée, au nord-ouest, également bordé par la Méditerranée, vous avez Tyr, encore plus au nord, vous avez la ville côtière de Sidon et puis au Sud-Est de la mer de Galilée, la Décapole.
Les commentaires voient souvent dans cet étrange itinéraire le symbole d’un Evangile qui doit être annoncé aux nations… Mais je ne peux m’empêcher de penser à ces hommes et ces femmes qui suivent aussi des itinéraires étranges, pour éviter des dangers, pour contourner des frontières qu’on leur ferme…
De plus, peut-être est-ce en tant que pasteur, amené parfois à bouger que je suis particulièrement sensible à cet itinéraire, à cet étrange chemin de retour au bercail mais je pense que chacun, chacune nous pouvons nous rappeler que les vies humaines ne s’enracinent pas dans un territoire donné. Chacun, chacune, nous pouvons évoquer nos sédentarités et nos itinérances, voire nos errances, nos attachements et nos arrachements et nous demander sur quel chemin, dans quel habitat ai-je rencontré Jésus Christ, sur quel chemin, dans quel habitat ai-je amené des frères ou des sœurs à Christ ?
On lui amène un sourd qui a de la difficulté à parler… J’aime la finesse du diagnostic de Marc, c’est parce qu’il est sourd que l’homme a de la difficulté à parler. Aventurons-nous au-delà de l’orthophonie… Je pense que si Manu et Marion souhaitent qu’Elias entende cette Bonne Nouvelle, c’est aussi pour lui donner la possibilité d’une parole qui lui soit personnelle. Mais la possibilité d’une parole, d’une parole personnelle, d’une parole bonne dépend de notre capacité à entendre.
Maintenant, je voudrais que chacun, chacune, nous pensions à nos difficultés de parole, toutes nos difficultés de parole, nos mutismes mais aussi nos paroles trop nombreuses, nos hésitations, nos bégaiements ou nos paroles trop rapides… Nos baragouins, nos paroles incompréhensibles mais aussi nos paroles trop précises et blessantes… Et que nous nous posions chacun, chacune cette question : de quelle surdité me vient cette difficulté à prononcer une parole juste, une parole porteuse de vie ?
On lui amène un sourd qui a de la difficulté à parler, et on le supplie de poser la main sur lui.
Dans ce sourd, nous pouvons reconnaître celles et ceux que nous aimons, celles et ceux avec qui nous voudrions partager cette Bonne Nouvelle de l’amour de Dieu, celles et ceux dont nous voudrions libérer la parole.
Mais, et particulièrement en ce matin électoral, sans doute y a-t-il aussi des oreilles que nous voudrions déboucher, des langues que nous voudrions fluidifier, des esprits que nous voudrions ouvrir, et pour lesquels nous supplions Jésus. Et là, notre attitude est plus ambigüe… Sommes-nous alors conduits par l’amour ou par une volonté de combat ? Je suis convaincu que ce serait pour le bien commun, mais suis-je si sûr d’avoir raison ?
Eh bien, je crois que ce texte m’autorise à amener les autres à Jésus, qu’il m’autorise à le supplier pour les oreilles bouchées par la peur, encombrées par les discours de haine, assourdies par le vacarme médiatique. Il m’y autorise à une condition.
Il l'emmena à l'écart de la foule
Jésus opère sa guérison à l’écart, il préserve l’intimité de sa rencontre avec l’homme. Manu et Marion, vous avez amené vos enfants à Jésus, mais vous ne savez rien de ce que va être leur rencontre avec lui, vous n’aurez sur cette rencontre aucune prise, vous ne saurez rien des effets de vos témoignages et de vos contre-témoignages. Je vous souhaite autant d’émerveillement que ceux que je connais en découvrant les parcours de mes enfants…
Nous ne savons rien de ce qui se passe entre Jésus et celles et ceux que nous lui amenons, celles et ceux pour qui nous le supplions d’agir. Ce qui se passe dans la rencontre, leur appartient…
Pourtant Marc, nous décrit par le détail cette guérison… Mais s’il nous fait entrer dans le secret de cette rencontre, ce n’est pas pour nous placer en voyeurs de cette intimité, c’est pour nous faire réfléchir à notre propre rencontre avec lui, à notre propre guérison.
Cette guérison passe par un geste intrusif, un geste qui peut paraître assez dégoûtant : des doigts s’enfoncent dans mes oreilles, une salive étrangère coule sur ma langue, ce qui m’ouvre les oreilles, ce qui fluidifie ma parole ne vient pas de moi. Ce qui me délivre de mon enfermement vient de l’extérieur or, l’extérieur, l’étranger provoque souvent chez nous un geste de répulsion, de peur. Mais sans cette intervention extérieure, nous restons captifs.
Marc, qui écrit en grec, choisit même de me faire entendre la parole comme une parole étrangère : ephphata !
Tire la bobinette et la chevillette cherrera, alohomora, c’est toujours une formule étrangère, extérieure qui ouvre les portes…
Et ce que cette formule est adressée au ciel vers lequel Jésus lève les yeux, ou à l’homme qu’il guérit ? Je crois que la question n’est pas pertinente. En effet, il s’agit d’ouvrir des oreilles, de délier une langue, de mettre en relation… Or la relation nécessite une ouverture réciproque…
Jésus leur recommanda de n'en rien dire à personne, mais plus il le leur recommandait, plus ils proclamaient la nouvelle.
Frères et soeurs, à côté de celles et ceux que nous amenons à Jésus pour leur bien, il y a celles et ceux qui viennent à lui, celles et ceux qui font grandir l’Eglise. Alors, quelle injonction paradoxale, quelle recommandation de silence faut-il pour qu’à notre tour, nous proclamions la nouvelle ? Pour que dans un monde du repli sur soi, de peur de l’autre, nous proclamions que les sourds peuvent entendre, que les paroles peuvent se délier, que les relations sont à nouveau possible !